· 

Grave, ou le talent de Julia Ducournau

Titane est sortit au cinéma il y a quelques semaines et m'a rappelé l'existence de Grave, profondément marquant pour l'ensemble de ses spectateurs. Avant de voir ce nouveau film, il m'a semblé important de revoir le premier film de Julia Ducournau afin de m'imprégner davantage de son travail, de sa réalisation puissante et déstabilisante. Amateur de gore : vous serez servi ! Mais au delà de cette interprétation littérale, la métaphore est plus subtile.

Ce film est un film sur le cannibalisme. Dans cet article, il y aura des images de certaines scènes violentes et explicites.


Biographie


Photographie promotionnelle de Julia Ducournau, 2016
Photographie promotionnelle de Julia Ducournau, 2016

Julia Ducournau (1983-XXXX) est une réalisatrice et scénariste française, diplômée de la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l'image et du son) en 2008, et a grandit dans une famille de cinéphiles.

Son attrait pour le gore est apparement dû au visionnage du film Massacre à la tronçonneuse quand elle avait 6 ans (qu'elle a évidement vu en cachette), ainsi que de la lecture des livres de médecine de ses parents. Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe fut aussi une influence déterminante.

 

En mai 2019, on révèle qu'elle est membre du collectif 50/50 qui a pour but de promouvoir l’égalité des femmes et des hommes et la diversité sexuelle, de genre, de classe et de race dans le cinéma et l’audiovisuel.

 

Filmographie : 

2011 : Junior (court-métrage), Petit Rail d'or au festival de Cannes

Synopsis : Justine, dite Junior, 13 ans, des boutons et un sens de l’humour bien à elle, est un garçon manqué un brin misogyne. Alors qu’on lui a diagnostiqué une gastroentérite fulgurante, le corps de Junior devient le théâtre d’une métamorphose étrange…

 2012 : Mange (téléfilm pour Canal+), centré sur la boulimie.

2015 (Belgique) et 2017 (France) : Grave, Grand prix de la 24e édition du festival international du film fantastique de Gérardmer, nommé dans six catégories à la cérémonie des César, mais ne récolte aucune récompense.

2020 : Servant (écrit 2 épisodes pour Apple TV+)

2021 : Titane, Palme d'or au Festival de Cannes et récompense suprême, elle devient la seconde femme à l'obtenir, et la première à l'obtenir seule.

 

Elle a fait plus que ça mais j'écris les principaux (et c'est déjà pas mal).


Synopsis


Justine est une jeune fille de 16 ans, surdouée, qui grandit dans une famille de vétérinaires végétariens. Suivant cette tradition familiale, elle rejoint une école de vétérinaire où sa soeur étudie déjà.

Son entrée dans la vie étudiante est violente : alors qu'elle n'est pas encore une jeune adulte, elle subit un bizutage cruel où elle notamment forcée à manger de la viande, ou sexe drogue et alcool est "la norme" de la vie étudiante.

Evidement le gore est crescendo : plus le film avance, plus le personnage évolue jusqu'à devenir "un monstre".

 

 

 

"Je ne fais pas de l'horreur pure", Julia Ducournau

La réalisatrice est souvent associée et comparée (à tort) au film de 1980 Cannibale Holocauste (où de vrais animaux sont tués spécialement pour les besoins du film), uniquement parce que le film traite du cannibalisme. Mais elle déteste ce film, et à décidé de faire l'inverse.

 

Pourquoi traiter sur le cannibalisme ?

Tabou de l'humanité, on a tendance a avoir une image des cannibales caricaturées : des sauvages qui dévorent n'importe quel être humain comme des animaux et qui ont abandonné complètement leur humanité (Cf : Cannibale Holocauste). Julia Ducournau veux rappeler que les cannibales sont avant tout eux aussi des êtres humains.

Elle se pose des questions comme : "Ai-je moi aussi des pulsions cannibales que je refoule sans me rendre compte, parce que la société me conditionne à les refouler ? Est-ce un état naturel ?"

Par exemple lorsque l'on se mord soi-même, on sent comme une chatouille qui nous donne envie d'aller voir au plus loin ce que ça fait, et si réellement on allait jusqu'au bout de nos pulsions, que deviendrait-on ?

 

Pourquoi choisir une protagoniste aussi jeune (16 ans) ?

Julia Ducournau a alors moins d'une trentaine d'année au moment de l'écriture de Grave, et s'identifie plus justement à une jeune adolescente proche de devenir une jeune adulte que d'une mère sur le point d'avoir un enfant, qu'une femme commençant la ménopause (ce sont des sujets qui auraient pu être abordé lorsque la scénariste réfléchissait à l'écriture du film). De plus, elle considère que le passage à l'âge adulte est un moment charnière dans la vie et est donc par essence un moment où le pouvoir narratif et créatif est très fort.


Le générique


Force est de constater que dès le générique, l'ambiance est clair : le titre du film écrit en très (très) gros, le fond noir abyssal, un dégradé haut / bas de couleurs assombrit et alerte le spectateur sur la nature du film : on ne voyage pas au pays des bisounours.

Précédent le titre, le film commence sur une scène de départementale vide et silencieuse : la route de la solitude, qui installe dès le début un malaise.

Mais pourquoi ce titre ?

Ma première pensée fut : "le film va aborder des sujets GRAVES, importants, dangereux, illicites...", il va être sombre. 

La réalisatrice a l'air d'aimer les mots courts, simples, puisque certains de ses films ont ce genre de titre, elle aime mettre en valeur des mots qui semblent anodins pour leur donner de l'importance.

 

"Quelque chose de grave, c'est quelque chose qui est important et qui questionne notre humanité", Julia Ducournau

Dans notre langage courant, le mot "grave" est utilisé à toutes les sauces et est même dénaturé par certaines expressions comme : 

"Tu viens à la soirée demain soir ?" - "Ouais grave".

Selon Julia Ducournau, c'est donc un mot "vide de sens, comme une ponctuation", qui ne veux plus rien dire alors que c'est un mot important.


A partir d'ici il y aura des SPOILS !

La famille


Ce film, c'est selon moi et avant tout une affaire de famille. C'est un thème très présent et permanent du début à la fin. C'est une notion chère à la réalisatrice qui aime travailler "en famille", avec les mêmes collaborateurs dans chacun de ses films.

On échappe pas à son héritage familial : 

Sa femme est visiblement très amoureuse de lui..

Dès le début du film, on sait que la famille de Justine est très soudée : ils sont tous végétariens, elle rejoint la même école de vétérinaire que ses parents, sa soeur Alex (Alexia) est déjà en train d'y étudier, ils l'emmènent pour son premier jour, sa famille la surnomme affectueusement "Ju", ils ont un chien...

SAUF QUE c'est une famille (et notamment des parents) qui cache un bien sombre secret : ils sont cannibales. Les parents font tout pour le cacher à leurs filles qui ignorent leur vraie nature, et c'est pour cela que leur régime est aussi strict puisque manger de la viande pourrait réveiller leurs instincts primaires. A la toute fin du film (les images du père ci-dessus), on sait que le "gène cannibale" viendrait de la mère et donc que le père ne serait pas lui-même cannibale (mais selon Julia Ducournau, on choisit sans choisir de qui on tombe amoureux).

Malheureusement nous sommes tous obligés de vivre avec notre bagage familial du mieux que nous le pouvons.

Une relation entre soeurs "corsée" :

Justine (gauche) et sa soeur (droite) ont une relation yo-yo : d'un côté c'est une soeur protectrice, initiatrice, qui joue son rôle à merveille, et de l'autre elle exerce sur Justine un pouvoir de domination violent, malsain et rabaissant qui l'animalise complètement.

Elles vivent un amour génétique inconditionnel lié au fait qu'elles soient soeurs, de la même famille, et en même temps une rivalité animale et bestiale liée à leur nature. Je pense que sa soeur essaie "d'endurcir" Justine, qu'elle essaie de la faire mûrir plus vite (sauf que je trouve ça malsain de forcer le développement de quelqu'un comme ça).

En même temps, Alex est celle qui initie Justine au cannibalisme vraiment : c'est elle qui la force à en manger, qui lui en donne ensuite, qui l'apprend à chasser...

devenir adulte


Une autre notion très importante dans ce film est le passage de l'adolescence vers l'âge adulte : vivre en dehors du cocon familial, découvrir la sexualité, se forger un avenir professionnel, apprendre à se débrouiller par soi-même de manière général...

Le bizutage, une aspiration violente vers l'âge adulte :

Je tiens tout d'abord à rappeler que le bizutage est illégal en France, mais que cela ne l'empêche pas d'être pratiqué.

Le bizutage survient en pleine nuit : des étudiants des classes supérieurs (qui se font appeler "les vétérans" ou "les vénérables") surviennent dans les dortoirs des premières années et les force à sortir comme du bétail : ils sont triés, ils marchent à quatre pattes (ce qui est logique dans une école de vétérinaire). Les aînés sont très violents : ils détruisent les chambres, ils poussent et frappent les nouveaux élèves, ils ont une allure peu rassurante (cagoule, blouse médicale taguée, attitude irrespectueuse) et crient des ordres. Ils ne sont pas du tout amicaux.

 

Au petit matin, les étudiants en première année doivent accomplir un rituel : manger un morceau de viande crue pour avoir le privilège d'être prit en photo de groupe aspergé de sang animal. Justine qui est végétarienne refuse dans un premier temps car elle défend le droit des animaux qu'elle considère à la même place que les Hommes, mais sa soeur la force pour ne pas se faire exclure du groupe social auquel elle appartient (elle ne veux pas que sa soeur paraisse bizarre, au risque que cela ternisse sa réputation). Visiblement sa soeur a abandonné tous ces principes familiaux pour s'intégrer (en même temps le contexte l'y oblige aussi).

 

"Qu'est-ce qu'un être humain ? Être cloué au sol, et affronter les choses", Julia Ducournau

Après l'épisode du bizutage, la vie de Justine va devenir un enfer : des plaques rouges apparaissent sur son corps (surement dû à une réaction allergique lorsqu'elle a été aspergée de sang, ce qui accentue d'autant plus le rejet physique qu'elle éprouve de manger de la viande), elle fait des crises d'angoisse très violentes (très bien métaphorisé par la scène du cheval qui court, bloqué par tout le dispositif autour de lui), elle stresse beaucoup et on réalise qu'elle mange ses cheveux lorsqu'on la voit en train de les vomir par touffes dans le lavabo (scène degueu).

Néanmoins Justine fait beaucoup d'effort pour s'intégrer, elle commence par voler de la viande et la jette sans savoir pourquoi elle a fait ça, ensuite elle se force à manger de la viande qu'elle vomit, puis tolère et enfin...ne peux plus s'en passer et ça devient son alimentation principale. Elle dit même "j'ai l'impression que mon ventre est toujours vide". Elle mange même de la viande de poulet la nuit. Le problème, c'est que bientôt la viande animale ne lui suffit plus et elle finira par manger de la viande humaine.

Le bizutage montre à quel point le passage de l'adolescence à l'âge adulte est violent pour Justine qui n'a que 16 ans et a donc un retard de maturité certain par rapport à tous ces autres camarades. C'est le fardeau des étudiants surdoués qui sont souvent les plus jeunes et ont le plus de mal à s'insérer socialement.

Devenir "femme" :

Apprendre à être une femme, c'est ici découvrir son potentiel féminin de séduction, ses atouts, apprendre à les utiliser, explorer des sensations nouvelles et différentes. 

Grave est excellent concernant ces sujets : on suit l'évolution de Justine dans son éducation sexuelle avec précision. Au départ, Justine n'est pas du tout à l'aise avec toutes ces manifestations sexuelles autour d'elle : jeunes filles nues, exhibées, absence de pudeur, drogue, alcool...

Lorsque Justine doit s'habiller pour une soirée où le dress-code est "sexy", la robe que lui prête sa soeur est un déguisement pour elle où elle ne se sent pas du tout à l'aise.

 

Mais petit à petit, certaines scènes la familiarise avec la féminité : 

- La scène de l'épilation : ou sa soeur aide Justine à s'épiler le pubis à la cire en prévision d'une éventuelle première fois où Alex perd son doigt (l'épilation est une activité dangereuse mesdames) et Justine prend beaucoup de plaisir à déguster ce fameux doigt pendant que sa soeur panique ET C'EST PAS FINIS parce qu'il faut bien trouver une explication pour expliquer pourquoi Alex a perdu son doigt, DU COUP la faute est rejetée sur le chien, qui se fait piquer (voilà) ;

- La scène du rouge à lèvre : ou Justine se regarde dans le miroir et se met du rouge à lèvre sensuellement pour apprécier son pouvoir de séduction et le maîtriser ;

- La scène de la masturbation : où Justine se masturbe pour la première fois ;

- La scène du "baiser peinture" : où pendant une soirée bizutage Justine est aspergée de peinture bleue entièrement, puis enfermée dans une pièce avec un étudiant aspergé de peinture jaune, et on leur dit qu'ils pourront sortir quand ils seront tous les deux tout vert.

 

Chaque scène est suivie par une scène de cannibalisme. Justine découvre sa féminité, PAF elle a une pulsion cannibale : les deux sont très étroitement liés et c'est là toute la puissance de cette métaphore.


la monstruosité

Le commencement de la faim :

J'avais trop envie d'écrire ça....


Un cannibale est un monstre, cela ne fait aucun doute. Mais rappelons que selon Julia Ducournau, les cannibales sont aussi des êtres humains. Comment à l'écran, peut-on refléter cette dualité ?

Le "Joker Face" :

A plusieurs moment dans le film, Justine porte un regard unique : ses yeux semblent fixer quelque chose, elle paraît menaçante, elle a un regard de prédateur qui laisse transparaitre sa vraie nature.

Ce regard "creepy" à lui seul est gore selon moi : il laisse transparaître son inhumanité et dans ces scènes, Justine n'existe plus, elle n'est plus là. Sa personnalité est scindée en deux : la Justine fragile et timide qui ne trouve pas sa place devient une Justine très dominante, agressive et qui n'a peur de rien. Elle reprend confiance en elle lorsqu'elle est en communion avec sa vraie nature.

L'importance de la couleur rouge : 

Le rouge est la couleur dominante de ce film : il signifie violence, sang, danger et elle est présente sous différentes formes : 

- au générique à travers le titre ;

- la valise de Justine lorsqu'elle part à l'école de vétérinaire, où elle y transporte son bagage émotionnel et familial ;

- le sang animal de manière général dans le film

- le klaxon qui sonne la fin de l'épisode du bizutage

- les plaques rouges sur le corps de Justine après avoir été aspergée de sang animal

- l'éclairage de la cantine qui sert de la viande

- Justine porte une écharpe rouge et un débardeur rouge dans certaines scènes

- le rouge à lèvre qui ressemble à du sang

 

La scène du tunnel rouge est une des plus belles scènes du film selon moi : Justine est en train de se métamorphoser en monstre cannibale petit à petit, et vient cette scène suspendue dans le temps où l'on voit la jeune fille avancer machinalement à travers la foule d'étudiants fêtards, vers un tunnel rouge qui semble l'appeler d'instinct.

Au bout de ce tunnel, se trouve son colocataire Adrien avec qui elle flirt parfois avec qui elle aura une relation sexuelle, qu'elle "consommera" littéralement pendant la nuit.

La prise de conscience de Justine :

Cette relation sexuelle avec Adrien, la perte de sa virginité, est l'apogée de la métaphore cannibale : Justine devient pleinement une jeune femme (à qui il reste encore à apprendre) à ce moment précis, et elle prend conscience véritablement de sa nature cannibaliste.

Elle sera d'ailleurs profondément dégoutée par cet aspect de sa personnalité, elle portera la faute et la responsabilité sur sa soeur qui a fait d'elle ce qu'elle est devenue, ce qui aura pour conséquence d'envoyer Alex directement en prison pour ses actes cannibales.

Justine redeviendra végétarienne à la fin du film, en connaissant cette fois la raison de ce régime.


mon opinion


Pour finir, ce film m'a fait découvrir cette réalisatrice incroyable qu'est Julia Ducournau, qui en plus de partager mes valeurs a une vision artistique inédite, propre à elle et à son talent. Moi qui aime beaucoup les films gores, j'apprécie d'en voir un aussi intelligent et bien écrit. L'esthétique est magnifique. Grave n'est pas un film gore qui fait du gore pour faire du gore, Grave est un film qui fait du gore pour amener vers une réflexion simple, auquel tout le monde peut être amené à se poser un jour. Ce film est compréhensible par absolument tout le monde, il est accessible à tous ceux qui ont l'estomac un peu accroché.

En plus il n'y a pas beaucoup de genres de films différents sur le cannibalisme : il y a les films de zombies, les films sur le cannibalisme avec des tribus humaines sauvages, mais des films comme Grave, il n'en existe pas.

SOurces


Biographie :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Julia_Ducournau

https://www.semainedelacritique.com/fr/realisateurs/julia-ducournau

https://www.youtube.com/watch?v=Yi8fCcHtdb0

Synopsis de Grave : 

https://www.youtube.com/watch?v=eL8DlJzVDLU

https://www.youtube.com/watch?v=I-KoL3OBAKc

Écrire commentaire

Commentaires: 0